Faut-il « cancel » Lovecraft ?

Dans cet article à la fois didactique et argumentatif, le journaliste Antoine Saint-Epondyle fait le point sur les problématiques liées à l'oeuvre de Lovecraft et à son contenu idéologique. Entre citations savantes et questions rhétoriques, il interroge les zones d'ombre de l'oeuvre du maître de l'"horreur cosmique". A retrouver sur le site Usbek & Rica : https://usbeketrica.com/fr/article/faut-il-cancel-lovecraft

Howard Philips Lovecraft est l’un des plus grands noms de la littérature fantastique. Auteur d’une œuvre incomparable sur le plan littéraire, poétique et horrifique, celui qu’on nomme parfois « le reclus de Providence » exerce encore aujourd’hui une influence considérable sur l’imaginaire et la pop culture. Or, si l’héritage lovecraftien est entretenu et vivace, il demeure problématique sur le plan du racisme qui l’irrigue abondamment. Faudrait-il donc jeter Cthulhu avec l’eau du bain ?


L’œuvre de Lovecraft est fondatrice d’un genre à la croisée entre le fantastique et la science-fiction, « l’horreur cosmique » ou « horreur lovecraftienne ». Elle s’empare de thèmes classiques (sorcières, malédictions, destin) auxquels elle en adjoint d’autres (héritages malfaisants, voyages temporels et spatiaux, rêves) au service d’une conception du monde désespérée et nihiliste : l’humanité n’est rien dans un cosmos qui la dépasse.

La vision de Lovecraft fracasse l’anthropocentrisme ambiant et promet le vertige des voyages sans retours. Si cette approche de l’horreur séduit et effraie encore aujourd’hui, c’est sans doute parce qu’elle reste irréconciliable avec la confiance en la science qui caractérise l’époque moderne.


Né cent ans trop tard


Pourtant, la littérature de Lovecraft a de quoi choquer au-delà de ses thématiques horrifiques et de ses postulats philosophiques. Le fait est connu : Lovecraft était irrémédiablement raciste. Plus que l’Américain moyen des années 1920 – citoyen blanc et privilégié d’un pays soumis à des tensions raciales et des lois discriminatoires.


Dans sa biographie analytique H.P. Lovecraft contre le monde, contre la vie (éd. du Rocher, 1991), Michel Houellebecq rappelle combien le jeune wasp conservateur de Rhode Island fut traumatisé par un séjour de deux ans à New York, ville hyperactive dont le cosmopolitisme le terrifia et entretint sa haine tenace contre cette ville et ses populations.Selon plusieurs de ses biographes, l’auteur aura été une incarnation d’homme du XIXe siècle, confit de valeurs réactionnaires, né cent ans trop tard dans une Amérique en pleine effervescence et transformation. D’après Houellebecq, les nombreux travailleurs immigrés de New York détonaient avec Lovecraft par leur aptitude à trouver du travail et à s’intégrer à la modernité – deux compétences dont il était totalement dépourvu. De quoi enflammer définitivement le racisme maladif et obsessionnel du personnage.

Séparer l’œuvre et les idées de l’artiste n’a jamais été aussi impossible que dans les récits de Lovecraft. Toutes ses histoires mettent en scène des avatars à peine maquillés de lui-même, discrets gentlemen érudits et délicats qu’une vérité brutale, indicible et innommable (selon les termes consacrés) vient confronter à l’horreur. Presque toujours, c’est la peur de l’inconnu, « l’émotion la plus ancienne et la plus forte de l’humanité » qui exerce la première pression sur le lecteur. Et cette peur se trouve toujours légitimée par le fait que toutes les découvertes, les recherches pour découvrir ce qui est caché, se solderont toujours par une confrontation à l’altérité qui fera basculer le récit vers la terreur.


Peur de l’inconnu


Pour Lovecraft l’inconnu fait uniquement peur. Il n’a aucun point positif. Il ne faut surtout pas chercher à se confronter à la différence, car celle-ci est toujours radicale, irrémédiablement tétanisante. Pas étonnant que la science, démarche de découverte et de compréhension de l’inconnu, soit considérée en ennemie.

Chez Lovecraft, toutes les tentatives de compréhension ou d’échange avec des entités non-humaines se soldent par l’horreur. La possibilité même d’une communication est abolie par le présupposé de son impossibilité, et ceux qui s’y adonnent ne le font que dans la mesure où ils quittent leur humanité (The Whisperer in Darkness) ou dans l’idée – raciste – qu’ils ne sont pas tout à fait humains au départ. C’est le cas des cultes païens et autres adorateurs que l’auteur pointe comme des « sous-hommes ». Les noirs, amérindiens, métis et autres populations supposément « primitives » sont reléguées à leur dimension physique, animale, dans le regard de l’auteur (The Call of Cthulhu). Lovecraft ne dit pas « nègre » parce qu’il s’agit d’un terme de son époque, mais pour rabaisser, par conviction de sa supériorité blanche. Aucun qualificatif n’est alors assez haineux ou méprisant pour insulter ces « chimpanzés graisseux » et autres « métis dégénérés ».


Les créatures non-humaines qui firent le succès du panthéon lovecraftien sont toujours hideuses, indicibles, et font un écho direct aux populations honnies par l’auteur. Souvent, c’est le seul fait de les approcher qui fait courir le risque de devenir fou et d’en mourir. Même lorsque ces monstres ne témoignent aucune agressivité particulière ou sont éteints depuis des millénaires, c’est le seul fait de leur existence qui provoque un chavirement vers la terreur ; sans parler des possibles hybridations ou métissages (The Shadow Over Innsmouth) qui ne font rien planer de moins qu’un risque d’extinction de l’humanité. On sait à quel point le métissage est une terreur raciste.

Bref, pour Houellebecq : « C’est la haine raciale qui provoque chez Lovecraft cet état de transe poétique où il se dépasse lui-même dans le battement rythmique et fou des phrases maudites ; c’est elle qui illumine ses derniers grands textes d’un éclat hideux et cataclysmique. » S.T. Joshi, spécialiste américain de l’auteur, enfonce le clou dans une interview : « On ne peut pas nier le racisme de Lovecraft. […] Il est aussi absurde de nier que ce racisme prend part à sa fiction. »


Les allégations de Lovecraft n’ont rien d’une exacerbation purement littéraire. Il pensait ce qu’il écrivait, comme le démontre sa correspondance. Entre deux considérations sur l’infériorité supposée de certaines « races humaines » et délires antisémites, Lovecraft écrira : « J’espère que la fin sera la guerre – mais pas avant que nos esprits aient été complètement libérés des entraves humanitaires […]. Alors, montrons notre puissance physique comme hommes et comme Aryens, accomplissons une déportation scientifique de masse à laquelle on ne pourra se soustraire et dont on ne reviendra pas. » (plusieurs extraits de lettres, très racistes et antisémites, sont lisibles sur la page Wikipédia de l’auteur, ndlr). Il sera un admirateur d’Adolf Hitler, à qui il reconnaîtra un objectif « fondamentalement sain ». Des opinions plus glaçantes que les monstres à tentacules.


Héritage maudit

Connu et intégré, le fond idéologique nauséabond de l’œuvre de Lovecraft est paradoxalement peu discuté dans les cercles de fans et chez les nombreux continuateurs de son œuvre. D’euphémismes en appels à recontextualiser, aurait-on peur de déranger la passion commune pour ce monument majeur de la littérature du XXe siècle ? Et sinon, faudrait-il le bannir au nom d’une « cancel culture » anachronique ? Peut-on apprécier l’œuvre sans approuver les délires de son auteur ? Eternelles questions, dont on laissera, ici, chacun et chacune décider en son âme et conscience.


On ne rendra pas les textes de Lovecraft moins racistes. Au mieux les accompagnera-t-on d’une recontextualisation critique permettant une prise de recul bienvenue, comme le suggère David Camus, traducteur de l’intégrale Lovecraft à paraître aux éditions Mnémos. Ce faisant, on fera glisser les œuvres de Lovecraft du statut de nouvelles horrifiques à celui de document historique.

On ne rendra pas les textes moins racistes, mais il reste toutefois légitime de s’interroger sur le rôle, la place et l’influence d’une telle œuvre sur d’innombrables productions actuelles. Car Lovecraft inspire et fait vendre. Beaucoup. La popularité de ses thèmes, style, panthéon et récits se confirme parution après parution, dans tous les domaines culturels. Littérature, cinéma, BD, jeux vidéo, de société et de rôle, rock et métal s’abreuvent à la source intarissable du Mythe lovecraftien. Et cette passion est légitime, tant une œuvre aussi riche n’est pas réductible à son racisme. Elle a fondé un genre entier, a été reprise, modifiée et digérée par des générations de créateurs et créatrices, jusqu’à fonder un véritable univers étendu, qui regroupe une galaxie de références innombrables.


Et ces œuvres n’ont, pour l’écrasante majorité, plus rien du racisme initial de la cosmogonie. Leur dénominateur commun est plutôt leur goût pour l’enquête occulte, les monstres glougloutants, la poésie onirique et la relativisation de la place de l’humain dans le cosmos. Saines passions, indéniablement. C’est peut-être aussi pour ça que ces œuvres ne sont plus si effrayantes ; les innombrables goodies, peluches et réinterprétations kawaï du panthéon lovecraftien témoignent d’un long processus de désamorçage de sa charge subversive initiale.


Le genre horrifique dans lequel Lovecraft s’inscrit pleinement utilise les émotions, les tabous et les terreurs primaires pour créer le malaise. Au-delà de son style inimitable, le succès de cette œuvre vient peut-être justement de son caractère subversif, infréquentable, choquant ; donc fascinant et effrayant. En termes de littérature d’horreur, l’œuvre de Lovecraft ne fonctionne pas malgré son racisme, elle fonctionne parce qu’elle est raciste. Pour une œuvre qui traite souvent de la notion d’héritage maudit, la situation est aussi savoureuse qu’embarrassante.


Retour à l’envoyeur


Pour les continuateurs de Lovecraft dans le domaine de l’horreur, l’enjeu est donc de réinsuffler une charge de malaise subversif à son œuvre pour en réarmer la puissance horrifique. Idéalement, sans délire suprémaciste ni appel au génocide.

C’est le parti pris par Lovecraft Country, roman pulp dont l’auteur Matt Ruff cherche à renverser les phobies lovecraftiennes. En jouant la carte de l’enquête horrifique typique du genre, il confronte le racisme de Lovecraft à son monde, frontalement. Pas étonnant que le sujet ait pu intéresser Jordan Peele, producteur exécutif et co-scénariste de la série HBO tirée du roman. Peele est en effet connu pour ses films d’horreur politiques qui dénoncent la situation raciale (Get Out) et sociale (Us) aux États-Unis.


Lovecraft Country, donc, prend le racisme à bras le corps. Loin d’édulcorer le problème, le roman met en scène un personnage noir américain en voyage dans le sud des États-Unis au cours des années 1950, et le met face à un double danger : les monstres cosmiques et la violence raciste exercés par les Blancs contre les Noirs. Les codes et icônes du Mythe lovecraftien sont ici réappropriés et renvoyés à leur instigateur. Le monstre, symbole de l’altérité radicale terrifiante, impossible à comprendre et à raisonner, c’est Lovecraft lui-même. Le « pays de Lovecraft » est celui que l’écrivain et les rednecks de son genre appellent de leurs vœux : un état ultra-raciste, ségrégationniste, voire génocidaire. Un pays dont la fierté blanche, dont Lovecraft disait qu’elle était « délicate » et « sensible », est bâtie sur le génocide amérindien et l’esclavage des noirs.


En pleine Amérique de Trump (le roman est sorti en 2016), à une époque marquée par un retour du suprémacisme blanc, du nationalisme et du racisme décomplexé, aux États-Unis comme ailleurs, Matt Ruff ne désamorce pas la charge explosive des écrits de Lovecraft : il la retourne contre l’envoyeur. Il se sert des monstres enfantés par l’auteur pour les renvoyer dos à dos. Le monstre, c’est Lovecraft lui-même. La hideuse violence aveugle, cannibale et primitive, c’est lui et les siens qui l’exercent. La haine cataclysmique, destructrice et incompréhensible, c’est la sienne.


Dans le premier épisode de la série, Atticus (Jonathan Majors), en feuilletant The Outsider de Lovecraft, dira : « Les histoires sont comme les gens, les aimer ne les rend pas parfaites. Il faut les chérir et passer outre leurs défauts. » Mais Lovecraft Country ne fait pas que passer outre, il endosse le caractère désormais universel de l’œuvre pour démonter l’idéologie nauséabonde qui en fut à l’origine. Il accepte l’héritage pour en subvertir intégralement le discours. Il ne sépare pas l’œuvre de l’artiste, il se réapproprie l’œuvre pour la retourner contre l’artiste.

De quoi faire écho à la phrase de l’écrivain GK Chesterton : « Les contes de fées sont plus que vrais – non parce qu’ils nous disent que les dragons existent, mais parce qu’ils nous disent que les dragons peuvent être vaincus. »


Antoine Saint-Epondyle, in Uzbec et Rica du 24 septembre 2021





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Résumé

Antoine Saint-Epondyle commence par définir le genre de l’« horreur cosmique » qui résume l’œuvre de Lovecraft et révèle sa défiance vis-à-vis des progrès de la science. Il aborde ensuite le profond racisme de l’auteur, que Houellebecq explique en partie par un séjour à New-York qui le confronta au cosmopolitisme. Réactionnaire, Lovecraft ne supportait pas de voir les immigrés s’adapter et s’intégrer à la modernité. Or, la peur de l’inconnu est au centre de toutes ses œuvres. Chez lui, la rencontre avec l’Autre n’apporte rien de positif. Les cultes païens sont vus comme méprisables et les minorités sont déshumanisées. Quant aux créatures non-humaines, le fait même de les voir provoque la terreur, quand bien même elles ne seraient pas agressives. Le métissage est vu comme un danger pour la civilisation. Selon Houellebecq, la poésie de Lovecraft est animée par la haine raciale. La correspondance de Lovecraft met en lumière la force de ses convictions : admirateur d’Hitler, il appelle au règne des « Aryens ». Le journaliste s’étonne que la question du racisme de Lovecraft soit peu discutée dans ses cercles de fan. Il appelle à une « recontextualisation critique », essentielle pour que l’univers lovecraftien si riche et inspirant ne soit pas purement et simplement jeté aux orties. L’auteur remarque que les œuvres inspirées de Lovecraft sont dénuées de tout-arrière plan raciste, et évoque même des « réinterprétations kawaï » du panthéon lovecraftien. Il cite enfin le roman de Matt Ruff Lovecraft country et son adaptation en série par Jordan Peele, connu pour ses films politiques. Le héros, noir, y est soumis à deux dangers : les créatures cosmiques et le racisme des Blancs. Jordan Peele se « réapproprie l’œuvre pour la retourner contre l’artiste. »
Œuvre : Usbek & Rica du 24 septembre 2021
Auteur : Antoine Saint-Epondyle
Parution : 2021
Siècle : XXIe

Thèmes

Lovecraft, racisme, cancel culture, horreur cosmique

Notions littéraires

Narration : Sans objet
Focalisation : Sans objet
Genre : Article
Dominante : Argumentatif
Registre : Journalistique, Didactique
Notions : modalisation, citation, vocabulaire évaluatif, question rhétorique

Entrées des programmes

  • 5e - Regarder le monde, inventer des mondes : imaginer des univers nouveaux. -> Extraits de romans d'anticipation
  • 5e - Questionnement complémentaire : l’être humain est-il maître de la nature ? - récits d’anticipation
  • 4e - Agir sur le monde : informer, s’informer, déformer ? - textes et documents issus de la presse et des médias
  • 3e - Questionnement complémentaire : progrès et rêves scientifiques - roman d’anticipation
  • 2nde - La littérature d’idées et la presse du XIXe siècle au XXIe siècle

Textes et œuvres en prolongement

https://usbeketrica.com/fr/author/antoine-daer-st-epondyle